Un peu de lecture ce week-end? avec du rose du wake up call collectif et de la pop 90'. De Kevin McCallister aux Goonies, nos mythes d’enfants intrépides ont longtemps masqué le vide laissé par les adultes. Le MeToo des enfants, de la parole d’Emmanuel Grégoire aux récits de colos de vacances, force désormais la République à tester ses propres fondations et à reconnaître que la protection n’était qu’une histoire qu’on se racontait.
L’actualité médiatique avance tranquillement dans ses rituels de saison, entre préparatifs de noël, passion raclette, et flocons de neige traqués comme des personnalités publiques (il est trop tôt encore pour évoquer Mariah Carey). Une actualité moins festive se glisse pourtant entre tous ces sujets, avec une régularité qui force l’attention.
Les révélations d’enfance abusée reviennent chaque semaine, sur tous les formats. Reportages, tribunes, enquêtes judiciaires, témoignages individuels de sorte que l’accumulation dessine une cohérence qu’on ne peut plus attribuer à des cas séparés. Le récit se déplace d’un média à l’autre et pointe toujours la même zone : les lieux où les enfants vivent leur quotidien dans un environnement supposément sécurisé et bienveillant.
La prise de parole d’Emmanuel Grégoire marque un moment particulier dans cette séquence. Il raconte les violences subies lorsqu’il était écolier dans le cadre périscolaire. La précision de son témoignage, la retenue de son expression et la place qu’il occupe dans la vie publique donnent à son récit une portée qui dépasse son histoire personnelle. Il montre qu’une faille ancienne traverse les générations sans véritable correction politique. D’autres signaux prolongent cette impression d’un système trop fragile. Les familles interrogées par Libération décrivent des années de signalements restés sans réponse, là où l’enquête de Franceinfo sur le périscolaire met de son côté en lumière, des équipes sous-dotées, des formations diminuées et des contrôles trop légers pour filtrer les comportements dangereux.
Parmi ces témoignages, celui de mon amie Théa Foudrinier éclaire un autre pan du problème. Elle raconte le voyeurisme dont elle a été victime dans une piscine municipale. Son récit parle d’une expérience adulte, mais il révèle surtout la vulnérabilité structurelle d’un lieu qui concentre chaque jour des enfants par centaines. Si un espace aussi fréquenté, aussi codifié, aussi surveillé en théorie se révèle poreux, c’est l’ensemble du dispositif de protection qui flanche. Les podcasts d’enquête multiplient les récits personnels. Les débats tentent de politiser la question en expliquant ce que ces expériences disent du fonctionnement réel des institutions. Le flux ne ralentit plus et s’enroule dans une dynamique continue où les paroles individuelles enfin libérées convergent vers un même diagnostic: La faillite de la République.
À partir de ce point, l’évitement ne fonctionne plus trop. La phrase répétée à chaque réaction publique, “l’enfance est ce que le pays a de plus précieux” entre en collision directe avec ce que désignent les situations concrètes. Le mythe de l’enfant protégé et de l’adulte protecteur ne tient plus. Les structures chargées de veiller sur les plus jeunes s’usent, les équipes fonctionnent au minimum, les dispositifs se disloquent. Le discours continue d’affirmer une priorité nationale alors que les témoignages montrent un fonctionnement qui s’en écarte totalement. Et ça nous prend à la gorge à mesure que la parole se libère, partout chez tout le monde.
L’accumulation produit alors un effet politique immédiat. La protection des plus jeunes sert de révélateur quittant le domaine de l’intime pour incriminer la cohérence de tout l’édifice institutionnel. Elle atteint le cœur du fonctionnement démocratique, car un pays qui invoque l’enfant comme valeur centrale et échoue si violemment à le protéger révèle d’un seul coup la fragilité de son récit collectif.
On comprend encore mieux ce qui cloche quand on remet nos vieux récits collectifs dans la boucle. L’automne aide toujours à ça, avec son envie de remater les films des années 80/90, ceux qu’on connaît par cœur et qu’on ressort comme un rituel de famille. La culture pop’, elle, n’a jamais attendu les discours officiels pour raconter le réel. Elle faisait ça mine de rien, sous couvert de divertissement bon enfant. Et une fois qu’on les revoit avec les yeux d’aujourd’hui, le motif apparaît sans effort : l’enfance n’a jamais été protégée. Elle s’est toujours débrouillée dans des cadres fragiles, instables, traversés par les erreurs des adultes. Je m’explique.
Maman j’ai raté l’avion reste l’exemple le plus parlant. On a retenu la comédie de génie, la débrouille, la magie logistique de Kévin. Quand on le regarde avec d’autres lunettes, le décor change. On voit surtout une suite d’adultes débordés, distraits, incapables de mesurer le poids de leurs propres négligences. Tout est posé dès les premières minutes. La famille ne vérifie rien, l’aéroport ne contrôle rien. Kévin ne “triomphe” pas. Il remplit comme il peut un vide laissé par les adultes, faute de protecteur disponible pour tenir son rôle.
Jumanji fonctionne exactement sur le même schéma, mais en version blockbuster. Derrière la jungle qui envahit le salon, le film raconte quelque chose de très simple : la maison, censée être l’endroit le plus sûr du monde, devient ingérable dès que l’adulte n’est plus là pour tenir le cadre. Judy et Peter comprennent la gravité de la situation tout de suite. Les adultes, eux, arrivent toujours trop tard ou se trompent complètement de lecture. On a longtemps présenté Jumanji comme une fable sur le courage. À le revoir aujourd’hui, c’est surtout une parabole sur le relâchement institutionnel… avec quelques lions et un chasseur victorien pour faire passer la pilule. Même logique dans Chéri, j’ai rétréci les gosses, qui pousse encore plus loin cette idée d’enfants face à des risques que les adultes ne maîtrisent absolument pas. Le comique du film vient d’ailleurs entièrement de ça : des parents persuadés de contrôler la situation alors qu’ils ne voient rien de ce qui met réellement les enfants en danger. (En vrai c’est flippant de porter ce regard…)
On pourrait dérouler la même analyse pour Les Goonies, L’Histoire sans fin, ou plus près de nous, Nos jours heureux. Tous racontent, chacun à leur manière, la même réalité : l’encadrement supposément solide se désagrège dès que la vie déborde un peu. Ces films ne cherchaient aucune morale sociale. C’est pourtant exactement ce qu’ils montrent.
Elles en proposent pourtant une, presque malgré elles décrivant un monde où le monde des adultes lâche la barre et où l’enfant finit seul en première ligne parce que les grands se sont plantés partout. La culture populaire avait donc repéré la fragilité du cadre bien avant que la politique n’accepte de la voir, et ce qui faisait rire hier ressemble aujourd’hui à un diagnostic rétroactif. Ce qui semblait léger devient une archive involontaire du décalage entre mythe et réalité d’un enfant intrépide, débrouillard, inventif qui n’était pas un modèle mais la compensation narrative, voire un moyen de tenir ensemble des histoires où l’adulte ne remplissait plus son rôle.
Le mythe de l’enfant qui “s’en sort toujours” a permis d’éviter de regarder la vraie question : l’enfance n’a jamais été naturellement résiliente. Elle a été laissée seule dans des environnements que nous pensions solides. Et c’est finalement cette dissonance que l’actualité révèle aujourd’hui. Nous avions une fiction qui montrait des structures incapables de protéger (fallait juste lire entre les lignes avec parfois un peu de mauvaise foi j’en conviens) . Nous avions un récit politique qui affirmait totalement l’inverse . Nous avons maintenant les témoignages qui mettent fin à l’illusion.
Le moment que nous traversons ressemble moins à une libération de parole qu’à un MeToo des enfants.(l’expression n’est pas de moi, mais de mon ami Saïd), c’est-à-dire une séquence où les récits s’additionnent jusqu’à produire un basculement. Rien dans cette dynamique n’imite 2017 se déployant autrement, par accumulation, par téléscopage du réel et par incapacité croissante à maintenir le mythe protecteur.
Alors, qu’est-ce qu’un MeToo des enfants devrait produire exactement ?
Son effet politique devrait être immédiatement perceptible. Il devrait forcer un pays habitué aux slogans moraux à regarder la fragilité de ses institutions sans détour. Il devrait déplacer l’enfance hors du registre affectif pour la replacer dans celui du fonctionnement démocratique. Enfin, il devrait contraindre l’État à examiner les angles morts qu’il ignore depuis trop longtemps : l’école, le périscolaire, le sport, la justice, le foyer et j’en passe.
Ce grand mouvement à hauteur d’enfant devrait fonctionner comme un véritable révélateur, rappelant que ce qui remonte aujourd’hui n’a rien d’un accident mais signale l’affaissement d’un ensemble de dispositifs essentiels. Il mettrait en lumière une vérité simple : une promesse républicaine n’existe que si les structures capables de la porter restent solides.
Reste une question décisive, qui se dessine derrière toutes les autres : que devient une démocratie lorsque le cœur symbolique de son récit : l’enfant protégé révèle en réalité le point exact où ses fragilités se concentrent ?
La suite se jouera dans des décisions très concrètes. Le pays devra montrer qu’il peut enfin renforcer les contrôles dans le périscolaire, recruter et former suffisamment d’adultes pour encadrer les enfants, améliorer le traitement des signalements, suivre les affaires jusqu’au bout et garantir une réponse judiciaire plus rapide et plus claire. Il faudra aussi sécuriser les lieux du quotidien où les enfants circulent le plus psychanalyser une population entière pour continuer de libérer la parole encore très enchassée dans un mythe qui a la peau dure celle de l’enfance merveilleuse.
Si rien ne change, ce MeToo des enfants restera une alerte de plus, absorbée par le système.
Si une vraie prise en compte s’engage, il faudra admettre qu’un pays entier traîne encore une vision enchantée de l’enfance et qu’il va falloir, d’une façon ou d’une autre, déverrouiller ça collectivement. On ne se parle pas d’une psychanalyse nationale XXL, mais un vrai travail pour desserrer l’étau d’un imaginaire qui empêche encore trop de gens de dire ce qu’ils ont vécu. C’est surement là que tout se joue, dans la capacité à sortir enfin de la version illustrée de l’enfance pour regarder ce que les enfants traversent vraiment. Le reste, slogans de manif compris, suivra.
PS: D’ici là, il faudra tenir bon, parce qu’il reste encore cent vingt mille récits coincés quelque part, prêts à remonter dès qu’on leur laissera enfin la place de sortir.