CHROMAPOLITIQUE - SIGNES EXTÉRIEURS DE CONFUSION

Pastoureau a déjà tout dit sur la couleur ? Tant mieux, il reste tout ce qu’on préfère taire. Mocha Mousse, orange tech, gris anti-tag… Derrière chaque teinte, des récits s’invitent, parfois sans y être conviés. Parce que choisir une couleur, c’est rarement juste une question de goût. CHROMAPOLITIQUE – Pour ceux qui aiment voir au-delà du nuancier.

Michel Pastoureau a gâché ma tranquillité chromatique.

Je pensais que répondre naïvement « le bleu » à « c’est quoi ta couleur préférée ? » serait sans conséquences, jusqu’à ce que mon fils de 8 ans s’interroge sérieusement sur la raison pour laquelle toute sa classe répondait exactement comme moi. Après quelques recherches rapides et une explication laborieuse selon laquelle, d'après Pastoureau, le bleu est devenu universel parce qu’il rappelle le ciel (donc Dieu, donc la sérénité, donc l’évidence rassurante), mon fils s’est senti satisfait.

Moi, beaucoup moins.

Au même moment, LinkedIn m'informe (tardivement certes) que Pantone vient d'élire « Mocha Mousse » couleur phare de 2025 : un beige-brun rassurant, pile entre un antidépresseur design et un réel sur la sobriété heureuse. Pinterest complète immédiatement le tableau avec d’autres trends — Laine de Mouton, Jaune Beurre, Aura Indigo — soulignant mon retard chromatique, et perturbant mon rythme cérébral jusque-là réglé par les déclinaisons de blancs Farrow & Ball (« Ammonite », « Wevet », « Slipper Satin », ces noms parfaits que des designers à l’imagination inquiétante parviennent à inventer).

Ironie mise à part, Puisque toute analyse sérieuse commence nécessairement par une tendance TikTok, j’ai aussi regardé mes ongles. L’automne dernier, le rouge cerise (oui, exactement celui-là) a submergé les internets : une manucure assumée et théâtrale. Ce rouge n’est pas un simple choix esthétique.

Il envoie un signal — de présence, de volonté, de chaleur dans un contexte glacial

analyse avec sérieux (et premier degré) Manucurist. Et quand ce ne sont pas les cerises qui brillent, ce sont les « Aura Nails » : ces manucures en dégradés hypnotiques censées refléter nos états émotionnels. Afficher ses humeurs sur le bout des doigts n’a rien de révolutionnaire, mais voir émerger un lexique chromatique complet revient à transformer la couleur en une interface affective ultra-lisible, presque thérapeutique.

Cette intuition d’une époque qui exprime ses émotions par ses teintes — jusqu’à les bricoler à même le corps, parfois à la limite de l’absurde — s’est confirmée à plus grande échelle. Des ongles TikTok à l’histoire de l’art, il n’y a qu’un pas.

À l’exposition « Paris Noir » au Centre Pompidou, hommage à la créativité des artistes noirs en France des années 1950 à 2000, les couleurs ne décorent rien : elles affirment une position. Devant les portraits saturés d’Hervé Télémaque ou les compositions d’Ernest Breleur, on ne regarde plus une couleur : c'est elle qui nous regarde. La nuance n’adoucit rien. Elle affirme. Elle raconte d’où l’on parle.

Utiliser la couleur comme clé d’analyse n’est évidemment pas nouveau. Pastoureau a déjà bien balisé le terrain. Ce qui importe aujourd'hui, c’est d’observer précisément les récits que notre époque choisit de raconter à travers elle, ceux qu'elle laisse émerger, et surtout ceux qu'elle préfère cacher.

PTSD CHROMATIQUE: COULEURS CRIARDES ET ANGOISSES SOURDES

D’abord, regarder là où c’est évident et où la couleur ne fait pas semblant d’être discrète. Observer celles et ceux qui utilisent la couleur frontalement, sans chercher l’harmonie, ni l’effet.

Extinction Rebellion — non pas pour l’exemple académique, mais pour ce que leurs couleurs provoquent. Leur palette fluorescente impose sa présence dans l’espace public. Verts acides, roses magenta, jaunes saturés : la charte est immédiatement identifiable, quasi militante dans sa violence visuelle. Rien n’est là pour apaiser, encore moins pour séduire. C’est une esthétique du choc, pas du vernis.

Têtes de mort sur fond fuchsia, typographies majuscules sans graisse, jeux de contraste entre slogans frontaux (“MEURTRE DE MASSE”, “SE REBELLER EST NOTRE DEVOIR”) et visuels enfantins voire ironiques (“Souriez les enfants, c’est pour la photo de classe”). Tout y est pensé pour dérouter les automatismes perceptifs. La couleur s’utilise comme outil de dissonance cognitive, un langage qui ne veut pas se laisser réduire à un code militant classique. On ne sait jamais si l’effet est punk, post-publicitaire ou simplement intraduisible. C’est saturé, surexposé, presque criard — mais toujours pas mal structuré. Une forme de chaos dirigé quoi qu’ils en pensent. Une saturation comme stratégie. Ces couleurs ne soutiennent pas un discours. Elles le rendent impossible à ignorer.

Ce motif s’inscrit dans une tendance visuelle plus large, qu’on pourrait appeler, faute de mieux, overcolor.

Overcolor, c’est l’esthétique du trop.

Une utilisation excessive de la couleur, qu’elle soit intense ou absente, acidulée ou saturée de vide, mais toujours avec le même effet : un débordement visuel qui refuse toute lecture simple.

Dans les clips de Turbo Killer de Carpenter Brut ou Sports Car de Tate McRae (2025), les teintes néon saturent l’écran jusqu’à l’excès. À l’inverse, dans FE!N de Travis Scott (feat. Playboi Carti), c’est le noir extrême qui domine, ponctué par des éclats lumineux brefs et violents. Ces deux approches opposées produisent pourtant le même résultat : elles brouillent les repères, empêchent toute hiérarchisation claire, et montrent un réel devenu difficilement lisible.

L’overcolor plus qu’un choix esthétique représente le symptôme, une manifestation visuelle du fait que rien ne parvient à dominer vraiment, que tout se superpose et finit par saturer notre perception. La couleur devient ainsi un révélateur paradoxal d'une époque où tout semble également important, également visible, et donc également indéchiffrable.

Cette saturation visuelle ne s’arrête évidemment pas aux clips. Si l'envie nous prend, on peut aussi la trouver dans la fiction (Lovecraft, où la couleur résiste à toute logique descriptive), dans la mode (Schiaparelli SS25, Balenciaga, avec ses palettes glitchées), ou même dans les polémiques inattendues suscitées par certains choix chromatiques de marques pourtant installées. Le récent rebranding de Jaguar est exemplaire à ce titre : la marque britannique, en cherchant à réinventer radicalement son identité visuelle, a déclenché un véritable tollé sur Reddit.

En cause : un choix de couleurs jugé incompréhensible, artificiel, à côté de la plaque. Au lieu de raconter l'innovation ou le luxe attendu, les nouvelles nuances sélectionnées ont créé une dissonance cognitive brutale, au point que certains internautes se demandaient sérieusement si l'équipe marketing avait perdu la notion même du bon goût. Jaguar croyait simplement réinventer sa modernité avec de nouvelles couleurs—mais c’est précisément parce que la marque n’a pas compris le récit contemporain qu’elle s’est exposée à un flop visuel retentissant.

Pourquoi ce tour d’horizon ? Parce qu’à force de s’exposer à ce flux excessif, il faut bien un moment où le regard décroche—et se réfugie instinctivement ailleurs. Peut-être même dans des pastels doux, rassurants, et faussement innocents.

Mélancolie pastel : Derrière la douceur des couleurs, le contrôle discret des récits

En contrepoint de cette intensité chromatique, une autre palette chuchotte sa singularité narrative : celle des pastels. Ces couleurs ethérées supposées rassurantes pourraient passer pour des petites innocentes : un peu de #PastelTherapy, #GuimauveAesthetic, #MatchaMood ou encore #CloudCore, ça détend après le dégueulis d'overcolor, non ? Enfin, si on est vraiment naïf. Parce que le pastel, derrière sa douceur sucrée, n'est rien d'autre qu'une autre manière, plus Instagram-compatible, de contrôler la narration.

Focus sur le phénomène « Quiet Luxury », théorisé par Succession (la série), validé par The Row et Loro Piana. Beige cachemire, taupe minimaliste, gris perle discret—on dirait des antidépresseurs en laine vierge. Le luxe s'offre ici en version cocon chic.

À l’autre bout du spectre générationnel, le NostalgiaCore sur TikTok rejoue cette même quête d’apaisement, mais via le filtre de l’enfance. Cette génération ne veut pas seulement se souvenir, elle veut rembobiner entièrement la K7.

Même idée derrière la tendance TikTok VanillaGirl qui veut faire croire au monde qu'on maîtrise parfaitement sa vie tant que tout est beige, crème ou ivoire. Entre cafés glacés parfaitement alignés, carnets aux pages immaculées et tricots faits main (mais jamais terminés), c’est un esthétisme du contrôle discret.

On se love dedans, ça calme un instant la nervosité générale—mais soyons honnêtes, sous ces nuances couleur crème se planque surtout une immense fatigue visuelle et émotionnelle. Un beau filtre pastel posé sur l’épuisement contemporain.

Une mélancolie chromatique, diffuse mais insistante pour dire sans mots: c’est trop. Sans jamais l’avouer, en imposant ses nuances douces et ses tonalités discrètes, le pastel pré-sélectionne les émotions admises, épure le discours visuel, et verrouille subtilement les récits possibles : une façon élégante d’étouffer toute contradiction avant même qu’elle ne s’exprime.

POLITIQUE DES PIGMENTS: COULEURS INTERDITES & RÉCITS AUTORISÉS

Ce qui se dit, ce qui se cache

Après les couleurs criardes qui saturent le regard, puis les pastels qui neutralisent subtilement, une autre manière de considérer la couleur mérite attention : non plus simplement comme choix esthétique, mais comme véritable outil politique discret et puissant.

Cette perspective invite à observer non seulement ce qui attire immédiatement l'œil, mais aussi ce qui est volontairement caché ou rendu invisible. Les couleurs absentes, effacées ou neutralisées révèlent aussi ce qu'une époque peine à exprimer ouvertement ou préfère éviter de verbaliser.

Quand plusieurs villes françaises décident, en 2025, de poursuivre une politique chromatique anti-tag généralisée, en recouvrant systématiquement toute trace de graffiti multicolore d’un gris anthracite uniforme, elles prétendent assurer une forme de « propreté visuelle ». En réalité, ce choix chromatique ne fait pas que nettoyer les murs : il censure implicitement des discours urbains alternatifs ou contestataires. La sociologue Sharon Zukin, dans son ouvrage Naked City, mettait précisément en lumière dès 2009 comment ces choix chromatiques participent à l'exclusion de populations marginalisées en imposant une esthétique dite « neutre », synonyme d'ordre et de sécurité sociale.

La récente rénovation du centre-ville de Marseille en beige sable et blanc cassé, sous couvert d’apaisement esthétique, sert surtout à imposer un ordre social en gommant la diversité jugée indésirable.

Ailleurs, les villes exploitent aussi la couleur pour réguler les comportements : à Londres, l’éclairage rose vise à calmer l’agressivité, tandis qu’à Tokyo, le bleu vif des stations de métro cherche à prévenir les suicides. Les couleurs deviennent ainsi des outils explicites de gestion du malaise urbain.

Enfin, la psychologie cognitive n'est pas en reste dans ce petit jeu chromatique : elle aussi utilise la couleur comme arme de dissuasion massive. Le fameux Pantone 448C, élu très officiellement « couleur la plus laide du monde », s'affiche sans complexe sur les paquets de cigarettes australiens et français, histoire de nous dégoûter suffisamment pour nous passer de nicotine. Après tout, à défaut de convaincre notre cerveau, autant écœurer nos yeux.

Celle qui pousse la logique chromatique à son paroxysme, c’est Betty Piccioli dans son roman dystopique Chromatopia. Dans cette fiction, chaque couleur détermine un destin, une position sociale, une identité figée. La couleur n'y est plus seulement émotionnelle ; elle devient politique, hiérarchique, oppressive. En repeignant leur univers avec des pigments interdits, les personnages mettent au jour une réalité que notre époque pratique silencieusement : utiliser la couleur pour contrôler, exclure, et imposer un récit officiel.

Le choix d’une couleur n’est jamais neutre donc et certaines d’entres elles, deviennent ainsi de véritables zones critiques, révélatrices des tensions contemporaines et annonciatrices de celles à venir.

Heureux les daltoniens, car ils n'auront jamais à subir tout ça.

Le cas du orange, omniprésent en 2025, est particulièrement significatif : chez Mistral AI ou Chatgpt, il symbolise une innovation rassurante, un progrès technologique sans heurts. Mais lorsqu’il recouvre les gilets de sauvetage, le même orange révèle brutalement une urgence humanitaire, un malaise moral, une réalité anxiogène que notre société peine à regarder en face. Ironiquement, cette nuance rappelle aussi l’orange tibétain, couleur de la sagesse et du détachement—précisément ce qui nous manque quand on détourne le regard. Ce triple niveau de lecture de surface montre comment notre époque est capable d’instrumentaliser une couleur pour célébrer le futur tout en masquant le présent qui dérange.

Que dire du vert, couleur traditionnellement associée à l’écologie et au vivant, désormais utilisé par des géants industriels comme TotalEnergies ou McDo. Ce vert full marketing, conçu pour tranquilliser notre conscience collective, devient un écran qui masque l’inaction écologique réelle. Cette récupération chromatique révèle crûment notre désir collectif d’être rassurés sans être dérangés, de croire en une écologie qui ne remettrait rien en cause.

Même le bleu, historiquement consensuel et fédérateur, devient aujourd’hui terrain d’affrontement idéologique. Le bleu européen de Macron promet une modernité pacifiée et masque les fractures sociales, tandis que le bleu dur des partis nationalistes européens (RN, AfD, Fratelli d’Italia) trace des frontières idéologiques nettes, imposant l’exclusion et la fermeture identitaire comme récit dominant.

Mais c’est sans doute dans des nuances en apparence simplettes, comme le beige-brun « Mocha Mousse », élu couleur Pantone de l’année 2025, que l’époque dévoile sans même s'en apercevoir ce qu'elle cherche véritablement à éviter. En première lecture, ce choix joliment neutre et délicatement anesthésiant pourrait exprimer notre désir contemporain d’un refuge discret, d’un apaisement forcé face au chaos ambiant—une tentative collective de neutraliser, voire carrément d’éteindre nos tensions internes. Mais à y regarder de plus près, ce beige consensuel flirte dangereusement avec le Pantone 448C, officiellement élu « couleur la plus laide du monde pour rappel » : Autrement dit, Pantone ne serait-il pas en train de nous prévenir qu'à une nuance près, on ne pourra bientôt plus se blairer du tout, et qu'on fonce droit dans le beige ?

OBLIQUE - voir autrement, penser en diagonale

OBLIQUE - voir autrement, penser en diagonale

Par Lennie Stern

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