Les marges ont longtemps chercher la "fame". Depuis les squats, les radios libres ou les scènes indé, elles cherchaient à traverser l’écran, monter sur scène, s’adresser à tous. Aujourd’hui, elles restent sur leur fréquence. Du podcast confidentiel à la niche TikTok, l’enjeu n’est plus de convaincre tout le monde, mais de tenir une voix.
Londres, 1984. Des ados bricolent une antenne sur un toit, diffusent du reggae ou du punk à peine audible. Paris, 1987. Radio Nova fait entrer les marges dans les foyers. Pas de filtre, pas d’habillage : juste des voix qui débordent. Aujourd’hui, ces archives refont surface — exposées, canonisées, célébrées. Le Barbican y consacre une expo. Thomas VDB relance un format pirate sur Nova. Ce n’est pas un revival, c’est un signal.
Depuis toujours, la culture française adore ses marges. Les squats, les fanzines, les radios libres, les contre-formats. Ce n’est pas qu’une question de style : c’est un rapport au monde. Ce qui échappe à la norme fascine. Et plus encore quand ça tente de la bousculer. La BNF célèbre Bérurier Noir, France Inter rediffuse les radios pirates, Zones republie des textes emblématiques sur les contre-cultures des années 80. Pas pour les archives — pour la tension qu’elles portaient.
Les marges voulaient exister au centre. Percer sans se vendre. Être entendues sans être lissées. C’est ce mélange de radicalité et d’ambition, d’insoumission et de visée large, qui continue de faire rêver. Une forme de pureté offensive : parler fort, mais ne jamais supplier d’être écouté.
Jusqu’à récemment, cette tension tenait encore. On espérait passer du garage au Zénith, du squat à la scène télé, du flyer au disque d’or. Même l’underground avait sa trajectoire. Nirvana, IAM, les radios libres. Percer, oui — mais selon ses propres règles.
Aujourd’hui, ce mouvement s’inverse. La marge ne vise plus le centre. Elle trace sa propre voie, affirme ses codes, construit ses circuits. L’enjeu n’est plus de conquérir un espace commun, mais de tenir debout dans un paysage dispersé. Le centre, lui, s’est émoussé, affaibli à force de se vouloir universel sans capacité d’écoute.
Avant, on visait large. On voulait parler à tous, faire masse, occuper l’espace public. Aujourd’hui, on vise juste. Ce n’est pas tant la portée qui compte que la précision du récit. On s’adresse à quelques-uns, mais profondément. Dans ce contexte, il n’est pas nécessaire de fédérer à tout prix, il s’agit en revanche de créer une intensité émotionnelle partagée et très resserrée. C’est une logique de confiance plutôt que de centralité si on devait la définir.
HugoDécrypte, par exemple, parle à une génération avec ses codes, ses formats, son rythme. Résultat : plus d’1,5 million de vues par jour, et une crédibilité qui dépasse celle des JT classiques. Même mécanique chez Werenoi. Pas de radio, pas de télé. Mais une base fidèle, construite en direct via les plateformes. Comme le soulignait Le Point : « sa voix rauque, ses morceaux crus, sa narration elliptique ont suffi à fédérer une audience compacte et déterminée, qui connaît chaque punchline par cœur. »
C’est une autre forme de centralité, plus souterraine. Une logique d’archipel : chaque scène, chaque communauté, chaque esthétique a sa propre cohérence, ses propres codes, souvent imperméables aux autres. Pas de scène commune, mais une juxtaposition de récits parallèles. Le Digital News Report 2023 de l’Institut Reuters (et bien d’autres enquêtes convergentes sur les usages médias des jeunes générations) le confirme :
Plus de la moitié des jeunes Européens ne consultent plus qu’un flux personnalisé, et n’ont plus de « source principale d’information ».
Cette transformation dépasse les médias. Dans la mode aussi, les podiums n’ont plus le monopole. Les tendances naissent ailleurs : dans les friperies remixées, sur TikTok, dans les collectifs diasporiques ou queer. Des labels comme Telfar ou des comptes comme @blackfashionarchives deviennent des repères plus solides que les magazines papier. Et les chiffres suivent :
En 2024, 61 % des moins de 30 ans déclarent s’inspirer de créateurs émergents et de contenus UGC plus que de marques établies (Business of Fashion).
Autrement dit, ce n’est plus la marque qui fait tendance, c’est la circulation. On ne produit plus un message pour qu’il soit entendu par tous. On le code pour qu’il touche juste.
Les grands récits ont toujours eu besoin de traverser. Ils tiennent dans la durée parce qu’ils circulent, parce qu’ils passent d’un monde à l’autre. L’écologie, la démocratie, la justice sociale ne reposent pas sur une audience captive, mais sur la possibilité de fabriquer du commun à travers des différences. Or dans une société éclatée, ces récits ne tiennent plus. Ils s’usent à force de ne pas pouvoir passer. Ils flottent, mais peinent à prendre. Ils ne disparaissent pas — ils s’éparpillent.
Un exemple, entendu à la volée : « L’écologie, c’est fini, ça me déprime. » Sur le moment, j’ai voulu contredire. Et puis j’ai vérifié. L’IFOP le confirme : seuls 29 % des Français considèrent encore l’écologie comme une priorité nationale, contre 47 % trois ans plus tôt. D’autres études disent la même chose. Ce n’est pas l’idée qui s’effondre, c’est son pouvoir de liaison.
Dans cette brèche s’installent des récits plus compacts. Plus structurés, plus fermés. Des récits d’ordre. Ils proposent un monde cohérent à ceux qui les suivent, souvent avec un fort ancrage idéologique. La tendance #TradWife est l’exemple le plus viral : esthétique rétro, routines douces, mais vision conservatrice explicite. On retrouve cette logique dans les discours de masculinité verticale, les récits spirituels sur TikTok ou les imaginaires nationaux réencodés. Chacun propose une narration nette, un axe clair, une colonne vertébrale.
Ces récits ne cherchent pas à faire société. Ils s’adressent à leur cercle. Ils créent du sens localement, produisent de la cohésion sans ouverture. Leur efficacité est redoutable : ils tiennent. Et pendant ce temps, les récits plus complexes — ceux qui impliquent débat, nuance, contradiction — deviennent fragiles.
Faut-il pour autant renoncer ? Non. Il reste des formats qui jouent sur autre chose. Des lieux où ça frotte, où les imaginaires se frôlent, se bousculent, parfois s’alignent brièvement. En Thérapie, pour avoir mis sur le divan des affects traversant les milieux sociaux. Drag Race France, qui rend visible des pratiques queer tout en s’invitant sur une chaîne nationale. Les pieds sur terre, pour son ancrage dans le débat intellectuel autant que dans les récits intimes. Les concerts de PNL, qui rassemblent des publics disparates autour d’une mythologie autonome. Ou les performances de Yayoi Kusama, qui déplacent les lignes du genre et de la représentation. Des espaces qui ne cherchent pas l’unanimité, mais la friction partagée.
C’est peut-être là qu’il faut porter l’attention. Le frottement comme ressource. Un lieu où l’on peut encore fabriquer du commun sans vouloir gommer ce qui diverge. Où l’on fait lien sans faire bloc. Pas une synthèse. Une situation. Une scène vivante. Même sans centre, ça peut encore tenir.
Lien partagé, fiction relationnelle, micro-commun, friction utile — appelez ça comme vous voulez. Mais cliquez ici pour lire ce qui tient encore
Pic / couverture: https://ouais.media (capture d’écran Youtube)