Héros ambigus façon Kaz Brekker, amours toxiques, vampires militants, cheerleaders cyniques : quand la jeunesse YA tente tant bien que mal de réintroduire un peu de verticalité dans le grand bazar horizontal du monde contemporain. Derrière l'apparente légèreté pop, une vraie réflexion politique sur les cycles culturels et nos repères collectifs.
Un vendredi matin d’avril, il y a quelques semaines au Grand Palais, pendant le Festival du Livre. Au milieu des stands soigneusement alignés, je me retrouve bloquée devant une file dont la longueur dépasse l’entendement pour un livre “en signature” intitulé ÂmeSang. C’est sombre, c’est gothique, la couverture rappelle clairement un tatouage d’adolescente période Avril Lavigne circa 2003. Aucun signe d’agacement, pas la moindre impatience visible : les lecteurs – en majorité grands adolescents – attendent dans un silence poli, quasi cérémonial, leurs exemplaires serrés contre eux comme des reliques précieuses.
Je savais évidemment que la littérature Young Adult (YA pour les intimes) cartonnait, qu’elle pulvérisait tous les compteurs de TikTok – 157 milliards de vues pour le seul hashtag #BookTok –, mais je n’avais pas mesuré l’ampleur, encore moins la profondeur apparente du phénomène. D’ailleurs, dès que j’aborde le sujet, on me répond presque systématiquement sur un ton vaguement blasé :
La littérature Young Adults c’est pas nouveau. YA c’est juste une façon cool de dire littérature SF ou fantastique
Généralement, quand on évoque le sujet YA, certains pensent encore Tolkien, Frank Herbert, David Eddings ou Ursula K. Le Guin. De la fantasy épique, de la SF philosophique, des univers construits au millimètre. Tout ça, évidemment, je connais très bien, j’en ai rempli des étagères. Mais désolée, ce que je vois aujourd’hui sous mes yeux, ce n’est pas exactement ça. À part le fait de partager l’étiquette « sous-culture mal dégrossie », ces deux univers n'ont plus grand-chose à voir. Ce n’est même pas une question de qualité ou de style : c’est juste fondamentalement autre chose.
Le YA d’aujourd’hui n’a rien d’une remise à jour de la fantasy adolescente ou de la dystopie initiatique version années 80. Ce serait trop facile. Ce qui se joue dépasse les cadres générationnels habituels, ne serait-ce que par l’échelle délirante de son audience : Un Palais d’épines et de roses (puis de colère et de brume et ensuite de cendres et de ruines … oui oui) – dont les titres pourraient passer pour une parodie –, a franchi tranquillement la barre des 50 millions d’exemplaires vendus. Chaque influenceur #BookTok cumule des centaines de milliers d’abonnés avec un enthousiasme proche de l’adoration collective. Sur Netflix, la série Mercredi – certes, pas de la littérature au sens strict, mais clairement issue de ce même terreau culturel et esthétique – a pulvérisé les records en cumulant plus d’un milliard d’heures visionnées en à peine quelques semaines. Quant à Euphoria, autre produit dérivé de ce phénomène culturel plus large, elle polarise la conversation publique en affichant frontalement l’intimité d’une jeunesse complexe, tourmentée, hyper lucide sur ses propres contradictions.
Alors, non : ce que le YA propose désormais ne se limite pas à une esthétique gothique bon marché ou à des intrigues sentimentales basiques. Derrière ces couvertures criardes et ces titres souvent caricaturaux se déploie en réalité tout un univers foisonnant : dark romance, fantasy urbaine, dystopie sentimentale, paranormal young adult, romantasy, dark academia etc. (Compétiteur direct de PornHub en nombre de catégories ). On y découvre surtout de nouveaux archétypes émotionnels, des héros plus complexes, des identités mouvantes et fluides, des relations qui interrogent frontalement notre rapport au pouvoir et à la norme ; bref, quelque chose d’étonnament riche, presque noble, qui révèle en profondeur les transformations majeures qui agitent notre société actuelle.
Ça, précisément, c’est nouveau. Et c’est ce qui rend ce phénomène, au-delà de son apparence triviale, particulièrement passionnant à décortiquer. Mais d’abord, permettez-moi un léger pas de côté, histoire de situer le décor.
L’histoire littéraire fonctionne par cycles. Dès qu’une époque perd un peu pied, traverse une crise de sens, ou voit ses repères collectifs évoluer, la culture populaire réagit spontanément en produisant des récits qui offrent une sorte de réconfort doudou symbolique immédiat. Ces récits, simples et rassurants, reposent toujours sur des archétypes capables de remettre de l’ordre dans un imaginaire collectif fragilisé. Eric Hobsbawm, dans L’Âge des extrêmes, ou Zygmunt Bauman, avec La vie liquide, ont déjà largement démontré comment chaque période troublée génère ses propres récits structurants, chargés d'apaiser, même brièvement, les anxiétés d'une société un peu chahutée.
Grande Dépression, montée des fascismes, angoisses d’un conflit imminent, les années 1930 voient émerger à bas bruit, un genre gothique sentimental dont Rebecca de Daphné du Maurier (1938) est représentatif. Déjà à l’époque, ce type de littérature était largement déconsidéré, perçu comme de la sous-littérature sentimentale et populaire. Pourtant, en suivant une héroïne tourmentée par un passé menaçant, ce roman mobilise l'archétype puissant de la jeune femme fragile confrontée au chaos, offrant aux lecteurs une figure symbolique capable d'apaiser leurs propres inquiétudes face à l'incertitude de l’époque.
Début des années 1960, époque marquée par la guerre du Vietnam et la guerre froide, c’est l’archétype du héros initiatique porteur d'une quête universelle qui domine. Tolkien avec Le Seigneur des Anneaux (1954) , place au cœur de son intrigue un héros ordinaire, Frodon confronté à une lutte simple mais fondatrice entre bien et mal. En parallèle, Ursula K. Le Guin, avec La Main gauche de la nuit (1969), déploie une variante de cet archétype : un héros voyageur qui interroge les normes sociales, politiques et identitaires de son époque.
Le cycle se poursuit dans les années 1980, période où la mondialisation économique, le consumérisme triomphant et l’individualisme exacerbés fragmentent encore davantage les identités traditionnelles. Face à cette crise d’appartenance et d’identité, l’archétype central devient celui du héros adolescent ordinaire destiné à une mission extraordinaire (ma passion). On le retrouve dans La Belgariade de David Eddings ou réf plus grand public L’Histoire sans fin de Michael Ende, récit initiatique où Bastien gamin sans qualité visible est tout de même appelé à sauver le monde… en toute modestie.
Évidemment, ce résumé express tient davantage de la minute culture que d'une étude universitaire pointue, mais il suffit à capter la mécanique cyclique des récits populaires. Dès lors qu’une société traverse une crise majeure, elle produit spontanément de nouveaux archétypes narratifs —souvent ouvertement dénigrés— capables d’apaiser ses angoisses collectives et donc par la même occasion, de les verbaliser.
Quand on feuillette un peu les best-sellers du genre, l’ultra-lisibilité saute aux yeux: aucun doute possible ou subtilité excessive : Page 8, le lecteur est déjà capable de dresser une fiche complète des protagonistes : signe astrologique, chinois, playlist Spotify, trauma fondateur et même potentiel chiffré de toxicité relationnelle. En clair, tout est transparent et codifié. On sait exactement où on va, pourquoi, et surtout avec quel archétype émotionnel précis on fera route jusqu'au point final.
Parmi ces derniers, il y a les évidents (la romance toxique border consentement), ceux qui appellent une deuxième lecture (l’identité inclusive version nouvelle catégorisation LGBTQI+), et puis ceux qui s’appuient, si l’on prend le temps de creuser, sur des tendances plus inattendues (l’outsider triomphant ou encore l’antihéros moralement ambivalent).
Petit passage en revue, donc, de ces figures centrales, histoire de comprendre ce qu’elles racontent vraiment derrière leurs apparences trompeusement simplistes.
Oubliez les héros parfaits, droits dans leurs bottes. Le personnage emblématique du YA contemporain, c’est plutôt Kaz Brekker, la star torturée de la série Six of Crows de Leigh Bardugo. Kaz, avec sa morale douteuse, son passé sombre et ses choix franchement discutables, séduit précisément parce qu’il n’est jamais clair. L’ambivalence morale n’est plus un défaut : elle est devenue la norme d’une jeunesse qui préfère des héros complexes, capables de refléter ses propres contradictions. Exactement comme Mare Barrow dans Red Queen (Victoria Aveyard) ou Nesta Archeron dans Un Palais de flammes d’argent (Sarah J. Maas), Kaz Brekker incarne une génération pour qui l’imperfection assumée est nettement plus attirante qu’une vertu impeccable mais mortellement ennuyeuse.
À côté du héros ambivalent, la star du YA est : F L U I D E. Fini les récits où les questions LGBTQ+ étaient traitées sous l’angle du drama introspectif ou du malaise familial. Avec Heartstopper, la B.D culte d’Alice Oseman (8 millions d’exemplaires vendus), l’identité fluide est présentée comme naturelle, évidente, presque banale. Ce n’est plus un sujet de crise existentielle, mais une normalité joyeuse et assumée. Même approche avec Felix Ever After de Kacen Callender ou Loveless, toujours d’Oseman : la diversité devient enfin normcore et archi sexy. À travers cette fluidité revendiquée, c’est tout un changement sociétal qui s’exprime : la remise en cause assez nette des catégorisations traditionnelles du genre, de la sexualité ou de la culture.
Dans un registre nettement plus sombre, impossible d’échapper à l’archétype désormais omniprésent de la relation toxique, popularisé par la « dark romance ». Ici, l’idéal romantique classique Disney peut aller se rhabiller : place aux dynamiques de pouvoir ambiguës, aux jeux de domination consentie, mais aussi border non consenties. Le Chant des âmes (Julianna Hartcourt) ou Vénéneuse – Papillon de nuit (Cyndra O’Hara) en sont des exemples souvent pointés du doigt par la presse.
Loin de la condamnation facile, ce phénomène nous dit quelque chose sur la jeunesse contemporaine qui à sa manière et en explorant ces profils contestés exprime une volonté paradoxale de réappropriation du pouvoir. Plutôt que subir passivement des schémas toxiques, la jeune génération les assume symboliquement pour mieux les maîtriser, les déconstruire et finalement, les réinventer selon ses propres termes.
Autre incontournable : l’outsider triomphant, parfaitement représenté par Jude Duarte dans Le Prince cruel de Holly Black. Jude, humaine parachutée dans un univers magique aussi hostile qu’un lycée un jour de rentrée, refuse catégoriquement de s’intégrer. Sa marginalité n’est plus une faiblesse mais une sorte de super pouvoir politique et social. Immense succès populaire (10 millions d’exemplaires vendus une fanbase exponentielle), la marginalité, traditionnellement subie, est désormais activement revendiquée. Être différent devient un levier stratégique et identitaire, qui séduit une génération entière décidée à transformer ses fragilités en force symbolique.
La liste des archétypes pourrait être infinie et s’étirer sur des dizaines de pages parmi lesquelles on croiserait pêle-mêle la mean girl fragile, sorte de reine du lycée déchue en rédemption permanente, le vampire écolo-responsable revisité (Vampyria, Victor Dixen), la princesse badass, le nerd hypersexué, l'ange démoniaque repenti en quête d’absolution (Hush, Hush, Becca Fitzpatrick), le sexy wolf du collège voisin, ou encore la cheerleader cynique et faussement détachée (Dare Me, Megan Abbott).
Le YA fonctionne comme un immense buffet à volonté de figures émotionnelles hybrides, où chacun peut librement choisir sa variation préférée. Derrière leur apparente diversité et leur modernité revendiquée, tous, sans exception, remplissent néanmoins exactement la même fonction : recréer des repères symboliques, des rituels collectifs, un semblant de sacré et de lisibilité morale pour une génération qui comme à chaque fois, peine à naviguer dans un monde ressenti comme profondément incertain, instable et/ou difficile à décoder.
La multiplication frénétique des archétypes YA ne relève pas simplement d’une lubie éditoriale visant à décliner à l’infini le même pitch pour adolescents blasés. Derrière le foisonnement de princesses révoltées, ou encore de génies manipulateurs aux traumatismes impeccablement dosés, se dessine en réalité une dynamique sociale un peu plus éclairante. Celle-ci fait directement écho à ce que Olivier Roy appelle « l’aplatissement du monde » (Seuil, 2022) – façon académique, certes élégante mais alarmante tout de même, de dire qu’on a perdu à peu près tous nos repères traditionnels, qu’ils soient religieux, politiques ou simplement moraux.
Olivier Roy explique que nos sociétés contemporaines, privées de verticalités transcendantes ou de hiérarchies symboliques solides, évoluent désormais dans une sorte de grande plaine mondialisée et uniformisée où tout se vaut à peu près : Kim Kardashian, géostratégie, Socrate et Harry Potter. Ce relativisme généralisé a pour conséquence la naissance d’une génération entière privée de structures symboliques claires, contrainte d'inventer au jour le jour ses propres repères émotionnels et moraux.
Du coup, cette jeunesse massivement fan des héros YA cherche précisément, même si elle ne se l’avoue pas toujours clairement, à réintroduire de la verticalité symbolique dans un monde devenu franchement trop horizontal à son goût. On peut sourire, certes, devant l'enthousiasme pour des personnages comme Kaz Brekker (Six of Crows) ou Jude Duarte (Le Prince cruel), anti-héros dont la nuance morale se résume souvent à « mauvais mais pour les bonnes raisons ». Pourtant, leur succès témoigne bien d'une tentative paradoxale de restaurer un semblant d’ordre moral : après tout, pour redéfinir clairement ce qui est désirable, enviable, condamnable ou franchement gênant, quoi de mieux qu’un bon vieux personnage manipulateur ou borderline ?
Ce besoin désespéré de verticalité symbolique se retrouve aussi dans l’engouement général pour des récits qui mettent explicitement en scène tout ce qu’une bonne morale traditionnelle réprouvait jusqu’a récemment. Des dynamiques amoureuses toxiques exposées sur BookTok comme des guides touristiques de l’enfer affectif, aux protagonistes célébrés précisément parce qu'ils n'ont rien de recommandable, tout cela ne relève pas seulement d'une fascination adolescente un peu morbide. Eva Illouz (Les Marchandises émotionnelles, 2019) dirait sans doute avec finesse que cette quête d'intensité émotionnelle extrême répond à la nécessité presque cognitive de sortir d’une société où, désormais, tout semble tellement interchangeable qu’on finit par ne plus distinguer l’amour du harcèlement moral ou l’attachement affectif d’une série Netflix.
D’un point de vue politique, ce phénomène a quelque chose d'à la fois inquiétant et jubilatoire. La jeunesse actuelle, déjà passablement sceptique face aux institutions classiques (démocratie représentative perçue comme une story Instagram décevante, intégration républicaine comme une promesse électorale mélanchoniste, autorité morale aussi datée qu'un téléphone à clapet), se retrouve symboliquement obligée d'aller chercher ses modèles dans la transgression ou l'ambivalence assumée. Jérôme Fourquet, dans L’Archipel français (2019), décrivait déjà cette fragmentation identitaire : aujourd'hui, elle se joue concrètement à travers ces figures fictives capables d'exploiter, parfois sans vergogne, les failles de nos systèmes symboliques traditionnels.
Cette transformation profonde de l'imaginaire collectif contemporain devrait sans doute nous alerter un peu plus qu'un énième rapport ministériel sur « les jeunes et la crise du sens ». Quand une société en arrive à se reconstruire spontanément à travers des repères inversés, des anti-héros à l’éthique flexible et des romances que même le Marquis de Sade trouverait un peu trop limites, il est peut-être temps, effectivement, de repenser radicalement ce que signifie aujourd'hui faire communauté – et de préférence avant que l’apocalypse sociale ne devienne une simple tendance TikTok supplémentaire.