LA BRUTALITÉ, CODE SOURCE DE NOTRE ÉPOQUE

Le Boucher l’écrit, Hamant l’analyse, Balenciaga l’habille : la brutalité est partout. Architecture, technologie, récits, gestes du quotidien – elle s’infiltre, façonne, calibrant nos vies pour mieux les dominer. Pas un symptôme, mais le code source de notre époque. Et moi, ça m'interroge.

Il y a des articles qui frappent moins par leur nouveauté que par leur façon d’orchestrer les évidences. La chronique d’Éric Le Boucher sur le retour de la loi du plus fort s’inscrit dans cette veine : une fresque méthodique où géopolitique, autoritarisme et économie sauvage s’entrelacent. Pas de révolution conceptuelle, mais une clarté glaçante : la brutalité n’est plus une anomalie, elle est devenue l’architecture invisible de notre époque.

Cette brutalité, je la reconnais trop bien. Elle s’infiltre partout, dépasse les frontières du politique pour imprégner la culture entière. Dans cette grammaire qui nous apprend à aller droit au but, à effacer ce qui dépasse, à privilégier l’efficacité au détriment de l’humain, les gestes deviennent mécaniques. Swipe, ghosting, déferlante de reels, de corps parfaits ou brisés, jetés en pâture pour un like, du trash ou un jugement. C’est brutal tout ça. Les aspérités, les silences, les hésitations – tout ce qui rend une relation ou une idée vivante – disparaissent, écrasés par cette logique cruelle.

Une esthétique brutale

La loi du plus fort est de retour. pour citer Le Boucher. Et cette logique s’est insinuée partout : dans nos représentations, nos imaginaires, nos façons de voir et de raconter le monde. Une domination de la brutalité adoucie, tempérée, qu’on finit par accepter, par trouver "normale".

On lui donne même des petits noms : rough, raw, bold – comme si ces étiquettes stylisées suffisaient à la rendre acceptable.

Pas besoin de chercher loin : Balenciaga, sous la direction de Demna Gvasalia, en a fait sa signature. Lignes austères, silhouettes dystopiques, vêtements qui ressemblent à des armures plus qu’à des parures. Je parle de Balenciaga, mais je pourrais aussi évoquer Rick Owens ou Vetements, qui transforme nos tenues du quotidien en manifestes de survie urbaine – « dans un monde sans concessions », claiment-ils. La douceur des étoffes est oubliée ; les vêtements protègent, imposent, défient.

La brutalité, c’est devenu un style. Une manière de structurer nos récits, de formater nos imaginaires, et, plus insidieusement, de calibrer nos désirs. Elle s’étend au design, au cinéma, à nos interactions quotidiennes.

En fiction, elle explose

On se souvient de Joker : son esthétique crue et son héroïsation d’une rébellion marginale avaient fait débat, devenant bien plus qu’un simple film, un véritable phénomène culturel. Parasite, Civil War, un millier de titres à citer au moins. Et puis, il y a Cronenberg. La Cinémathèque lui consacre un cycle, et on redécouvre Crash ou Videodrome. Hier des oeuvres qui dérangent : des corps modifiés, sexualisés, broyés, comme métaphore d’un monde malade. Aujourd’hui, c’est culte. On applaudit ces visions de chair mutilée presque élégantes, esthétisées, qu’on regarde sans frémir.

C’est ça, la brutalité. Pas seulement ce qui frappe, mais ce qu’on finit par apprivoiser. Ce qui heurtait hier devient une norme, un objet de contemplation. La brutalité, c’est aussi apprendre à vivre avec, à la digérer, jusqu’à la trouver acceptable – ou pire, belle.

Brutalité systémique

Et cette accoutumance ne s’arrête pas là. Même les récits qui promettaient l’évasion, SF en tête, ont intégré cette logique brutale, en faisant de la survie un objectif, et non plus un espoir. Moins d’exploration, plus de désillusion. La Servante écarlate, Severance, Families like ours, ou Chien 51 de Laurent Gaudé, bientôt porté à l’écran (et Squid Game, évidemment) : des récits où la brutalité n’est pas un décor, mais la règle du jeu. Les héros ne gagnent pas ; ils survivent. Parfois à peine, souvent à vide.

Les espaces publics : lieux de contrôle

Cette grammaire brutale n’épargne même pas les espaces publics. Dans l’architecture contemporaine, les lignes rigides et les matériaux austères dominent. Le siège social de Meta, par exemple, s’affirme comme une forteresse de verre et d’acier, froide et intransigeante, où tout respire la maîtrise, mais rien ne laisse deviner ses intentions (Une “masculinité” en acier trempé nous expliquera bientôt Zuckerberg, probablement) . Nos villes, elles aussi, adoptent cette esthétique militarisée : caméras, surveillances, bancs qui empêchent le confort, mobilier urbain réduit à sa stricte fonctionnalité. Des espaces qui gèrent les foules, mais oublient les individus.

Même nos objets du quotidien ne font plus semblant. Tesla, avec ses lignes tranchantes et ses intérieurs glacés, incarne cette logique. Des voitures conçues non pour accompagner, mais pour dominer. Elles ne circulent pas, elles contrôlent l’espace (Où est-ce encore une manifestation de cette énergie masculine supérieure dont Musk raffole tant ? Je m’éloigne)

Performance et robustesse : les enseignements d’Hamant

Olivier Hamant, biologiste et directeur de recherche à l'INRAE, explore dans La Troisième Voie du vivant l’idée que notre obsession de la performance, loin de nous renforcer, nous fragilise. « La nature menacée devient menaçante : notre excès de contrôle nous a fait perdre le contrôle », explique-t-il dans Antidote au culte de la performance.La robustesse du vivant. Pour Hamant, cette rigidité, ce besoin constant de tout maîtriser, ne nous protège pas. Au contraire, elle amplifie notre vulnérabilité.

Les plateformes technologiques en sont une parfaite illustration. Elles ne se contentent pas de nous connecter ou de simplifier nos vies : elles les conditionnent. Chaque clic, chaque scroll, chaque interaction est analysé, optimisé, monétisé. Derrière cette apparente fluidité se cache une brutalité algorithmique : celle de l’optimisation pure, où rien n’est laissé au hasard.

Hamant insiste sur un point essentiel : « Notre obsession pour le contrôle est incompatible avec la résilience. » Ce constat entre en résonance avec la chronique d’Éric Le Boucher, qui décrivait comment la brutalité est devenue « l’architecture invisible de notre époque ». Les deux analyses se rejoignent : qu’il s’agisse de biologie, de technologie ou de politique, la quête de performance a remplacé la résilience par une rigidité dangereuse.

Nommer la brutalité : une invitation à voir autrement

La brutalité est omniprésente. Elle est une construction. En la nommant, en la mettant en lumière, nous pouvons commencer à la comprendre. Mais comprendre ne signifie pas excuser, ni idéaliser une époque où elle aurait été absente. Il s’agit plutôt d’imaginer comment lui résister, non pas par une douceur naïve, mais par une douceur affirmée, consciente.

Un éloge de la douceur, alors ? Pas celle des contes édulcorés, mais celle qui exige un courage immense. Résister à la brutalité ambiante, c’est réhabiliter la nuance, le dialogue, l’attention.

Cet article, volontairement incisif, s’inscrit dans une tradition d’exagération presque publicitaire : pour faire résonner une idée, il faut parfois la trancher. Mais cette brutalité dans l’écriture ne vise qu’à mieux cerner un phénomène qui façonne nos vies. Peut-être que la véritable résistance commence ici : en posant des mots sur ce qui semble inexprimable. En nommant ce qui nous échappe, nous ouvrons une porte vers autre chose.

Photo: Travis Scott, Gigi Hadid et le directeur créatif Guram Gvasalia Source : Getty Images/François Durand

OBLIQUE - voir autrement, penser en diagonale

Par Lennie Stern

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