EFFET PLÉIOTROPIQUE : DU BLOC À LA CONSTELLATION, LA POLITIQUE À L’ÂGE DU DISSENSUS

Nos opinions étaient autrefois rangées en blocs logiques : féminisme, écologie, gauche / droite. Aujourd’hui, elles ressemblent à des constellations faites de paradoxes et de contradictions revendiquées. C’est ce que la génétique appelle l’effet pléiotropique, et c’est précisément ce que notre époque incarne, un peu comme le revival Y2K.

Génération constellation : Quand nos idées partent dans tous les sens

Dans son roman Cabane, Abel Quentin conclut brièvement sur un phénomène (aucun spoiler) : l’effet pléiotropique.

PLÉ-IO-TRO-PIQUE.

Ce terme, emprunté à la génétique, décrit comment un même gène peut produire plusieurs effets apparemment sans lien entre eux. La biologiste du roman résume ainsi le problème :

Quand j’étais jeune, les opinions étaient rarement indissociables les unes des autres, elles constituaient des blocs. Dans nos milieux, militer contre la guerre du Vietnam supposait que l’on soit pour l’avortement et les droits des homosexuels, par exemple. Les trois sujets ne sont pas connectés, pourtant ils allaient de pair. En génétique, on appelle ça l’effet pléiotropique.

Effectivement, dans les années 60 et encore récemment, être de gauche signifiait adopter un « pack » d’opinions cohérentes : anti-guerre, pro-avortement, pro-droits civiques. Être ultra-conservateur impliquait d'autres associations similaires : anti-avortement, pro-patriotisme, défenseur d’une morale traditionnelle.

Cette logique de blocs ne se limitait pas à la politique : dans les années 80-90, être écologiste signifiait presque automatiquement s’opposer au nucléaire, à la consommation de masse, et défendre l’agriculture biologique. Être fan de rock alternatif dans les années 90, c’était généralement rejeter la pop mainstream, avoir une sensibilité politique plutôt à gauche, et fréquenter assidûment les disquaires indépendants New Rose à Saint-Michel, Parallèles à Châtelet. De même, adopter Linux au début des années 2000 (oui il y en avait) signifiait souvent une critique affirmée du monopole de Microsoft ou d’Apple, et l’adhésion à une philosophie du logiciel libre et du partage numérique.

Certains de ces packages continuent d’exister : être militant climat, reste souvent associé à l’opposition aux énergies fossiles, à la défense d’une agriculture raisonnée, ainsi qu'à des positions politiques progressistes sur les questions économiques et sociales. Sauf que ces ensembles cohérents d’idées deviennent moins automatiques et exclusifs. Ils coexistent aujourd’hui avec des constellations plus complexes, paradoxales et éclatées.

C’est précisément ce que cet effet pléiotropique raconte avec justesse.

Cette observation quotidienne d’associations d’idées beaucoup plus radicales et déroutantes : des militants véganes affichant des positions anti-immigration au nom de l'écologie radicale (pour les plus cohérents) ; des féministes intersectionnelles militant pour les droits LGBTQ+ mais soutenant simultanément des discours religieux ultra-conservateurs lorsqu'il s'agit de politique internationale ; ou encore des défenseurs passionnés des libertés individuelles sur internet militant activement pour des formes strictes de censure contre les discours jugés problématiques. Pleiotropiquement parlant, on s’y perd parfois.

Tout comme le souligne Abel Quentin lorsqu’il fait dire à sa biologiste décrivant son fils:

Il vote Donald Trump, il pense que Joe Biden est pédophile. Et pourtant, il est très engagé pour une agriculture sociale et solidaire.

Et pourtant donc.

Ce « Et pourtant » est essentiel. Il marque justement ce basculement d'une logique de blocs idéologiques cohérents vers une logique de constellations émotionnelles et médiatiques. Nos choix et nos convictions ne sont plus guidés par une appartenance stable, mais par des associations parfois étonnantes, même contradictoires.

C’est exactement ce qui s’est produit avec le whale tail gate d’avril dernier à Coachella (le WT désigne le morceau en « Y » d'un string visible lorsque celui-ci dépasse du pantalon, volontairement ou non), dont l'intérêt ne réside pas seulement dans un détail vestimentaire anodin, mais précisément dans sa capacité à générer une multitude d’interprétations, de réactions, de controverses simultanées.

Megan Thee Stallion, en montant sur scène avec ce minuscule détail stylistique, a instantanément ravivé un imaginaire collectif complexe et contradictoire. Teen Vogue s'est enthousiasmé sans réfléchir, célébrant ce retour audacieux de l'esthétique des années 2000 comme un acte d'empowerment (« Megan’s Bold Revival of Y2K Style », Teen Vogue, avril 2025).À l'inverse, en France, lorsque l'influenceuse Noholita, critiquée pour avoir montré son corps en string sur Instagram, assume fièrement ses choix, déclenchant ainsi un débat intense sur l'autonomisation des femmes et la sexualisation dans les médias (« Pourquoi montrer son fiak ? », Terra Femina, avril 2025).Un même geste, plusieurs effets radicalement différents—c’est l'effet pléiotropique en action.

D’un côté, une vague nostalgique saisit les trentenaires avec amusement et une pointe de gêne rétroactive ; de l’autre, une intense controverse féministe éclate sur Instagram et X. Pendant ce temps, la génération Z, totalement imperméable à ces nuances historiques, s’approprie immédiatement le whale tail sur TikTok, sans hésitation ni arrière-pensée politique, provoquant une explosion soudaine des ventes chez Zara et H&M. À partir d’un simple bout de ficelle dépassant d’un jean, toute une constellation d'effets divergents apparaît.

Ces exemples “mignons” voire marginaux pour certains, racontent tout de même comment nos contradictions individuelles deviennent aujourd'hui des dynamiques collectives puissantes, rendant totalement caduque la recherche d’un consensus stable.

Ce qui conduit à penser que ce changement, bien au-delà du domaine de la culture ou de nos structurations cognitives, a des conséquences directes sur notre manière d'organiser politiquement la société.

Ni gauche ni droite, juste contradictoire : La politique façon pléiotropique

Ce phénomène invite en effet à questionner profondément les règles habituelles de notre fonctionnement démocratique parce que oui, là où les partis politiques traditionnels tentaient de fournir des packages idéologiques cohérents, les électeurs construisent leurs identités politiques de manière un peu plus éclatée.

À titre d’exemple, aux États-Unis, lors des dernières élections présidentielles, une tendance particulièrement marquante a été souligné par pas mal de médias : certains électeurs jeunes, libertariens, favorables à la légalisation du cannabis et défenseurs actifs du droit à l’avortement, se sont pourtant tournés massivement vers Donald Trump. À première vue paradoxal, ce choix s'explique par leur attirance pour son discours anti-élite, résonnant fortement avec leur rejet des institutions traditionnelles et du statu quo politique. Et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce mouvement constaté n’a rien eu de marginal ou caricatural. Le Monde explique ainsi que Donald Trump a su capitaliser sur une omniprésence médiatique et des stratégies de campagne particulièrement innovantes, attirant un électorat sensible à ses diatribes anti-élites (« Donald Trump, la fin d’un monde américain », Le Monde, novembre 2024).

De la même façon en France, lors des élections législatives de 2024, des électeurs urbains diplômés, pourtant sensibles aux questions écologiques et sociales, n'ont pas hésité à soutenir ponctuellement des candidats affichant un profil autoritaire ou sécuritaire. (« Législatives 2024 : les jeunes ont-ils cédé aux sirènes de la radicalité ? », Le Monde, juillet 2024).

En somme, le fonctionnement démocratique classique, fondé sur des majorités stables et cohérentes, devient quasiment impossible lorsque les électeurs naviguent de contradiction en contradiction. Il ne s’agit plus d’un dysfonctionnement, mais d’un changement profond de paradigme politique.

Cette dispersion est accentuée sur les réseaux sociaux, où les débats politiques ne suivent plus des logiques classiques. Au lieu de soutenir un parti ou une idéologie fixe, les électeurs réagissent désormais à des événements, des émotions, ou à la popularité ponctuelle de certaines personnalités.

A l’extrême droite, le RN a pu bénéficier d’un processus d’identification à Jordan Bardella, très actif sur les réseaux sociaux« Alors que le vote des jeunes pour LFI est structuré autour d’une idéologie forte, celui pour le RN relève davantage d’un sentiment de proximité, qui fait écho à l’éloignement politique ressenti à l’égard de tous les autres partis », estime Olivier Galland

Des influenceuses comme Léna Mahfouf, des activistes comme Rokhaya Diallo ou des personnalités inspirantes telles que Violette Dorange deviennent des repères temporaires, entraînant des dynamiques imprévisibles.

Forcément donc, les stratégies politiques traditionnelles se retrouvent dépassées par cette logique éclatée : les campagnes doivent maintenant cibler des micro-communautés, jongler avec des intérêts divers, souvent contradictoires, et s'adapter constamment aux tendances changeantes des internets. En conséquence, prévoir les comportements électoraux devient un défi quasi-impossible, faisant émerger une démocratie où l’instabilité est devenue la norme, tout comme la fluidité idéologique.

Gouverner le dissensus : repenser la démocratie à l’heure du paradoxe

Suivant cette logique, la démocratie traditionnelle, fondée sur la recherche permanente de consensus, semble atteindre ses limites. Le consensus, longtemps perçu comme l'objectif ultime et la condition indispensable d'une démocratie stable, montre aujourd’hui des signes d'épuisement. La dissolution chaotique de l'Assemblée nationale en 2024 en témoigne, avec des mois entiers consacrés à des tractations infructueuses, à des négociations de couloirs interminables, révélant l'incapacité grandissante à trouver des compromis entre des partis aux intérêts divergents et souvent irréconciliables.

Cette crise n’est pas isolée : elle reflète une tendance globale où les systèmes politiques traditionnels, basés sur une représentation claire et des blocs idéologiques cohérents, ne parviennent plus à contenir ou à gérer efficacement la diversité croissante des attentes et des revendications citoyennes. La polarisation accrue du débat public, les tensions permanentes autour de sujets autrefois consensuels, et la volatilité électorale renforcent encore ce sentiment d'instabilité chronique.

Dans ce contexte, il devient nécessaire d’imaginer ce que pourrait être une « société du dissensus », où le désaccord serait ouvertement assumé et organisé plutôt qu’étouffé. Plutôt que de considérer la divergence comme une anomalie à corriger à tout prix, une démocratie repensée pourrait envisager le désaccord comme une dynamique naturelle, voire positive, nécessitant des méthodes nouvelles pour être efficacement intégrée et prise en compte.

Cela pourrait passer par des outils plus adaptés à cette nouvelle donne, en vrac et dans le désordre :

  • Un indice officiel du dissensus démocratique, permettant de visualiser clairement les divergences pour alimenter le débat public.

  • Des mécanismes de « vote fractionné », permettant aux citoyens d’exprimer simultanément plusieurs préférences contradictoires.

  • Et pourquoi pas, un « Observatoire des Paradoxes » ? Un organisme indépendant cartographiant régulièrement les paradoxes sociaux et politiques émergents pour aider décideurs et citoyens à mieux comprendre les dynamiques complexes de notre époque. Personnellement, je trouve l'idée particulièrement séduisante—et serais même enthousiaste à l’idée de la mettre en place (avis aux motivés).

Cette prise de conscience incite aussi à réexaminer les méthodes des instituts de sondage et des stratégies de communication politique. Les publicitaires, déjà confrontés à cette complexité, savent fédérer autour de dénominateurs communs parfois passés sous le radar, tels qu'une passion pour Les chroniques de Bridgerton sur Netflix. Peut-être le monde politique devra-t-il désormais adopter une logique similaire, plus adaptée à une société définitivement pléiotropique. Comment? aucune idée.

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OBLIQUE - voir autrement, penser en diagonale

Par Lennie Stern

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